Ca fait un bail que je connais, de nom et de réputation, le roman Pop. 1280 (titre en VO) de Jim Thompson et ça fait certainement tout aussi longtemps qu’il me fait de l’oeil. Seulement voilà le public français devait jusqu’à présent se contenter d’une traduction tronquée (pour être poli) disponible dans la collection Série Noire sous le titre 1275 Âmes. Il aura fallu attendre 2016 (soit 50 ans après la traduction SN) pour bénéficier enfin d’une traduction intégrale de ce titre considéré comme un chef d’oeuvre du roman noir, c’est Rivages qui a repris le flambeau et nous le propose sous le titre Pottsville, 1280 Habitants.
Nick Corey, shérif du comté de Pottsville, est un gars plutôt effacé et passif, ne surtout pas faire de vague semble être sa devise. Seulement voila, à force de se la couler douce sa réélection au poste de shérif pourrait bien être compromise. Comme il ne sait rien faire d’autre Nick décide de prendre les choses en main et de faire le grand ménage…
Alors là le moins que je puisse dire c’est que ce bouquin aura su me surprendre, je m’attendais à du noir certes mais pas à la sauce humour noir. Une surprise d’autant plus agréable qu’elle est totalement maîtrisée et assumée. Jim Thompson nous fait sourire, et même rire, avec un récit délicieusement amoral, une farce aussi cruelle que drôle.
Nick Corey est la parfaite illustration du dicton « Il faut se méfier de l’eau qui dort« . Sous ses airs de benêt inoffensif dont la sempiternelle rengaine semble être « Ce que je devais faire, j’ai décidé que j’en savais rien.« , se cache un redoutable calculateur… même si parfois la situation lui échappe, il ne tarde pas à trouver un moyen de retomber sur ses pattes.
A sa décharge Nick vit avec une épouse acariâtre qui lui a mis la corde au cou de la façon la plus déloyale qui soit. Cerise sur le gâteau il doit aussi supporter son beau frère, un espèce de dégénéré consanguin qui profite de ses escapades nocturnes pour jouer les voyeurs. Avec une telle paire de branques à la maison on comprend qu’il ressente le besoin d’aller trouver le réconfort entre d’autres paires de bras… et de cuisses. Même si courir plusieurs lièvres à la fois peut parfois s’avérer casse gueule : « Depuis toujours, je me montre aussi aimable et aussi poli qu’on peut l’être. Ce que je crois, c’est que si un type est gentil avec tout le monde, eh bien, les gens seront gentils avec lui aussi. Mais ça ne marche pas comme ça à tous les coups. La plupart du temps, apparemment, je me retrouve dans le pétrin, comme en ce moment. Et je ne sais vraiment pas comment en sortir. »
Bien qu’écrit en 1964, l’auteur situe son intrigue au début des années 20, hormis quelques détails techniques le récit est totalement intemporel ; il pourrait parfaitement se dérouler de nos jours au fin fond de la cambrousse. Sur ce point je tire mon chapeau à Jean-Paul Gratias qui a complètement remanié la traduction du roman, le bouquin (270 pages dans sa version papier) se lit quasiment d’une traite avec la même jubilation.
MON VERDICT


A propos de la traduction.
D’autres ont déjà abordé le sujet avec pertinence, je ne m’aventurerai donc pas sur ce terrain. Pour ceux et celles que ça intéresse je vous indique deux liens très instructifs :
– Le blog de Cannibal Lecteur et un article fort bien construit sur le sujet.
– Un article paru dans L’Express en octobre 2012
Si après ça vous avez encore des doutes voici deux exemples concrets extraits des versions 1966 et 2016 du roman de Jim Thompson.
Chapitre 1 – Texte remanié
Traduction 1966 – Marcel Duhamel
Eh ben, mes enfants, je devrais l’avoir belle. Être peinard, ce qui s’appelle. Tel que vous me voyez, je suis le shérif en chef du canton de Potts, et je me fais pas loin de deux mille dollars par an — sans compter les petits à-côtés. En plus, je suis logé à l’œil au premier étage de l’immeuble du tribunal, et il faudrait être bougrement difficile pour pas se contenter de ça: il y a même une salle de bains, ce qui fait que j’ai pas à me laver dans une lessiveuse ni à patauger jusqu’au fond du jardin pour aller aux cabinets, ce qui est le cas de la plupart des habitants de ce pays. Moi, mon paradis, je peux dire que je l’ai sur terre. Un vrai filon, que je tiens là, et pourquoi je continuerais pas à faire ma pelote, du moment que je m’occupe de mes oignons et que je prends bien garde de n’arrêter personne, à moins que je puisse pas faire autrement — et encore, à condition que ça ne mène pas loin !
Traduction 2016 – Jean-Paul Gratias
Tout compte fait, voyez-vous, je devrais m’estimer heureux, pratiquement aussi heureux qu’on peut l’être. Rendez-vous compte : en tant que shérif en chef du Comté de Potts, je touche presque deux mille dollars par an – sans parler des à-côtés que je peux récolter par-ci par-là. En plus, j’ai droit à un logement gratuit dans le bâtiment du tribunal, à l’étage, et dans le genre on ne peut pas rêver mieux ; il y a même une salle de bains, si bien que je ne suis pas obligé de me laver dans un baquet à lessive ni de sortir de chez moi pour aller aux cabinets, comme la plupart des gens de la ville. On pourrait dire, je crois bien, que pour ma part j’ai déjà gagné mon paradis sur terre. J’ai décroché la timbale, et je devrais pouvoir la garder – en tant que shérif du Comté de Potts – aussi longtemps que je m’occuperai de mes affaires, et que j’éviterai d’arrêter qui que ce soit, sauf si je ne peux pas faire autrement et qu’il s’agit de gens sans importance.
Chapitre 2 – Texte coupé
Traduction 1966 – Marcel Duhamel
Je finis de manger et je vais à la toilette des hommes. Comme elle est occupée, je vais à celle du wagon suivant. Là, je me lave les mains et la figure à l’évier, après quoi je retourne à ma place. Et voilà qu’en retraversant le wagon, je repère Amy Mason.
Traduction 2016 – Jean-Paul Gratias
Je finis de manger et je me rends aux toilettes pour hommes. Je me lave les mains et le visage au lavabo, et je salue d’un signe de tête le type qui est assis sur la banquette recouverte de cuir.
(S’en suit un échange entre Nick et le type en question, jusqu’à ce que Nick, tiraillé par son envie de pisser ne prenne la tangente. Un passage qui permet de comprendre à quel point Nick ne veut surtout pas faire de vague)
Je m’engouffre dans l’autre wagon pour me soulager – et croyez-moi, c’est un sacré soulagement. C’est en reprenant le couloir dans l’autre sens, à la recherche d’une place libre pour ne pas retomber sur le type en costume à carreaux, que je repère Amy Mason.
Ah, les coupures sont de retours, enfin, non, pas les coupures de retour, mais je veux dire que ce qui avait été coupé dans la version SN et même Folio est présente ici, enfin, elle n’est pas coupée, quoi, il est entier, je veux dire ! 😆
Contente que tu ais aimé ! Je vois que la version SN que tu insère n’est pas éloigné de la Folio… j’ai intérêt à le relire ! 😛
Le passage que je cite dans le chapitre 2, il doit manquer l’équivalent de 2 pages papier.
Je me réserve une petite place pour 2 autres Jim Thompson en version intégrale.
Ils devaient d’essuyer le cul avec les pages enlevées… oups, mdr.
Faut que je remettre Thompson au menu, et Charles Williams aussi, son « fantasia chez les ploucs » m’avait fait pisser de rire aussi.
Et encore un à noter dans les tablettes. T’as pas honte non ?
Ma pauvre PàL !
Nos pauvres PAL, tu veux dire !
Un texte fondateur pour moi, que j’ai lu dans sa première version. Oui, je sais, je connais les contraintes et les faiblesses de la traduction de l’époque. Mais rendant à Marcel Duhamel, ce que l’on doit à Marcel Duhamel; il nous a fait découvrir dans sa Série noire, tout un tas d’auteurs incontournable. Thompson, Chase, Williams, Block, Ross, Pronzini, Chandler, Goodis et bien d’autres…Et je ne parle pas des français comme Amila.
C’est vrai aussi que Rivages fait un beau travail de retraduction, ce qui nous permet de relire ces incontournables avec encore plus de plaisir sans doute.
C’est important que les nouvelles générations découvrent à leur tour ces pépites.
Alors merci de les mettre sur le devant de la scène cher Lord !!!
Je découvre Jim Thompson avec ce bouquin, j’en ai trois autres en stock, en (re)traduction intégrale.
Jusqu’à maintenant j’évitais les anciens romans estampillés Série Noire à cause de cette trahiduction désastreuse, j’espère bien prendre mon pied et rattraper mon retard grâce à Rivages.
Profite, mais je ne regrette point leur découverte en version datée 😉