[BOUQUINS] Emil Ferris – Moi, Ce Que J’Aime C’est Les Monstres – Livre Deuxième

Le meurtre d’Anka Silverberg, la muse sombre et survivante de l’Holocauste de Karen Reyes n’a toujours pas été élucidé. L’arrestation de son voisin, la gangster Kiri Jack Gronan, a soulevé un coin du voile noir qui flotte sur son quartier, dans les années 1960, laissant entrevoir un monde en ébullition constitué de prostituées et de truands, d’êtres fantomatiques et de hippies. Et la mort de sa tendre maman a laissé un vide sidéral dans l’âme déjà chamboulée de Karen. Mais Uptown n’attend pas…

Notre petite artiste doit désormais faire face à une vie nouvelle où tout tremble et vacille, et dans laquelle même les quelques certitudes qu’elle avait semblent sur le point de voler en éclats. Mais Karen est un être farouche – 1/3 loup-garou, 1/3 détective, 1/3 enflammée. Toute de curiosité, d’imagination et de compassion, elle veut désormais bannir de son existence les tabous et les mensonges censés la protéger mais qui ont fini par empoisonner ses rêves.

Comme annoncé à la fin de ma chronique du premier opus du roman graphique Moi Ce Que J’Aime C’Est Les Monstres, j’enchaîne rapidement avec le second volume.

Ce second livre est la suite directe du précédent même s’il se concentre davantage sur Karen et son entourage. A commencer par elle-même qui assume pleinement son orientation sexuelle – et ce malgré les protestations posthumes de maman. C’est d’ailleurs peut-être une conséquence directe du décès de sa mère, si la jeune fille se referme moins sur elle-même.

Si elle entretenait déjà une relation privilégiée avec son grand frère, Deeze, elle va s’investir encore davantage dans cette relation. Si elle se doutait bien que le frangin n’était pas un enfant de chœur, elle était loin d’imaginer jusqu’à quel point il s’était embourbé. Pour échapper à la conscription et à l’envoi au Vietnam, il fait office d’homme de main – plus main de fer que gant de velours – pour un caïd du milieu.

Ce second opus accorde aussi une plus grande place aux personnages secondaires, certains déjà croisés dans le premier livre (le Cerveau et Franklin) prendront une place plus importante dans l’intrigue ou révèleront une facette inattendue de leur personnalité. D’autres feront leur apparition, la plus importante, pour Karen en tout cas, étant certainement Shelley.

Et Anka Silverberg, la belle voisine prétendument suicidée, dans tout ça ? Si le mystère autour de sa mort semble se dévoiler progressivement, il subsiste toutefois quelques zones d’ombre dans le déroulé exact des faits. Nous n’apprendrons par grand-chose de plus sur son passé au cœur de l’Allemagne nazie… et pourtant on se doute bien qu’il y a encore beaucoup à découvrir.

On pourrait penser que cette absence de continuité frustrerait le lecteur, mais il n’en est rien. Les autres aspects du récit, que ce soit par leur densité ou leurs thématiques, comblent sans mal ce vide. On comprend sans mal que Karen a d’autres chats à fouetter, même si elle n’oublie pas totalement la promesse qu’elle s’est faite de découvrir toute la vérité sur la mort d’Anka.

Je ne reviendrai pas sur la qualité du dessin et la claque visuelle qui en ressort, je me suis suffisamment étendu sur le sujet lors de ma chronique du précédent opus.

Il y a toutefois un élément visuel que j’avais oublié de mentionner et qui a pourtant son importance puisqu’il s’agit du chapitrage du récit. Afin de rester dans la thématique chère à Karen, chaque chapitre s’ouvre sur la représentation (fictive) de la couverture d’un magazine Pulp.

Vous l’aurez compris en lisant ma chronique, ce second livre n’est pas le dernier de la série (contrairement à ce que j’imaginais), il reste pas mal de points en suspens et de questions sans réponses. Il va donc falloir s’armer de patience (moins de 7 ans ? on y croit) pour découvrir la suite. J’espère que le tome 3 restera la priorité d’Emil Ferris, plutôt que le prequel annoncé.

Encore une fois je tiens à remercier les éditions Monsieur Toussaint Louverture qui nous offrent une version française qui fait honneur à l’original.

[BOUQUINS] Emil Ferris – Moi, Ce Que J’Aime C’est Les Monstres – Livre Premier

Chicago, fin des années 1960. Karen Reyes, dix ans, adore les fantômes, les vampires et autres morts-vivants. Elle s’imagine même être un loup-garou : plus facile, ici, d’être un monstre que d’être une femme.

Le jour de la Saint-Valentin, sa voisine, la belle Anka Silverberg, se suicide d’une balle en plein cœur. Mais Karen n’y croit pas et décide d’élucider ce mystère. Elle va vite découvrir qu’entre le passé d’Anka dans l’Allemagne nazie, son propre quartier prêt à s’embraser et les secrets tapis dans l’ombre de son quotidien.

Les monstres, bons ou mauvais, sont des êtres comme les autres, ambigus, torturés et fascinants.

Attention OLNI (objet littéraire non identifié) en approche. Attention chef d’œuvre.

Ça fait déjà quelques années que ce roman fait partie de ma bédéthèque, j’attendais simplement la sortie du second tome pour pouvoir enchaîner sans attendre (il aura quand même fallu patienter sept ans pour découvrir le diptyque dans son intégralité).

Pour un premier essai Emil Ferris a placé la barre haut, très haut même ! Il lui a fallu six ans de travail pour venir à bout de son roman graphique, un pavé de plus de 800 pages. La genèse du bouquin, expliquée sur le rabat de la quatrième de couverture, est aussi extraordinaire que le bouquin lui-même. Je n’en dirai pas plus, les plus curieux – et accessoirement les plus fainéants – peuvent toutefois aller sur la page Wikipédia de l’auteure pour en apprendre davantage.

Avant de découvrir le fond, c’est d’abord la forme qui frappe le lecteur. Ça envoie du lourd (au sens propre, comme au figuré). Emil Ferris opte en effet pour un dessin presque exclusivement réalisé au stylo-bille (un choix d’autant plus audacieux qu’il laisse peu de marge pour les corrections… un loupé et c’est toute la planche qu’il faut redessiner) et donne vie à ses illustrations à grand renfort de hachures. D’autre part l’auteure revendique sa volonté de casser les codes de la bande dessinée traditionnelle, optant pour une mise en page qui peut, de prime abord, paraître chaotique, avant de s’avérer parfaitement réfléchie.

Au fil des pages nous suivrons Karen Reyes, une jeune fille pas forcément très bien dans sa peau qui cache son mal-être sous un déguisement de loup-garou. Le bouquin se présente comme un mix entre journal intime et carnet de croquis, Karen nous raconte pêlemêle son quotidien auprès de sa mère et de son frère Deeze, son « enquête » sur la mort de la voisine, Anka Silverberg, qui va la plonger au cœur de l’Allemagne nazie et ses réflexions sur la société américaine. Là encore ça peut paraître un peu fourre-tout, mais à aucun moment le lecteur ne se sentira perdu.

Difficile de ne pas ressentir d’empathie pour le personnage de Karen, son histoire est plaidoyer pour le droit à la différence, ou plus exactement pour le droit d’être soi-même, sans avoir à se soucier de ce qu’en penseront les autres. J’ai aussi eu un faible pour le frangin, Deeze, un curieux mélange de bad boy et de Dom Juan.

Au fil des pages on trouvera de nombreuses références à l’art, avec notamment des reproductions de l’auteure de toiles existantes. J’avoue que je n’ai pu résister à l’envie de comparer les œuvres originales avec les reproductions de l’auteure et son style graphique très particulier, force est de constater que le résultat est bluffant.

Dès sa publication le bouquin a connu un énorme succès public et critique mais il a aussi été salué par de grands noms de la bande dessinée contemporaine (notamment part Art Spiegelman, l’auteur du roman graphique Maus). Il s’est aussi imposé dans de nombreux festivals dédiés à la BD, raflant plusieurs prix, dont Eisner en 2018 (meilleur album, meilleur auteur et meilleure colorisation) et le Fauve d’or (distinction qui récompense le meilleur album) au festival d’Angoulême 2019.

Un grand merci aux éditions Monsieur Toussaint Louverture qui nous livre une véritable œuvre d’art, grâce à leur travail, le contenant est à la hauteur du contenu.

Je m’en vais de ce pas (ou presque) me lancer dans la lecture du second opus.