Décidément ce mois de mars est riche en sorties littéraires, difficile de suivre de rythme et, à défaut, de choisir quel titre privilégier par rapport aux autres. J’ai opté pour une excursion exotique en compagnie de Caryl Férey et son dernier roman, Condor. Nul doute que cette escapade chilienne ne sera pas de tout repos…
Des enfants meurent dans l’indifférence générale à La Victoria, faubourg très pauvre de la banlieue de Santiago. Gabriela Wenchwn, une jeune Mapuche, vidéaste amateure, contacte Esteban Roz-Tagle, avocat spécialisé dans les causes désespérées, afin qu’il vienne en aide aux familles endeuillées. Au cours de leur enquête ils vont rapidement s’apercevoir que leurs recherches et questions dérangent en haut lieu…
Quatre ans après Mapuche, Caryl Férey reste en Amérique du Sud, mais direction le Chili pour sa nouvelle intrigue. Un pays encore lourdement marqué par les années Pinochet, une dictature hyper répressive qui s’est faite au détriment du peuple chilien mais avec la bénédiction (voire la collaboration) des Etats Unis et de l’Europe. Un régime totalitaire en grande partie amnistié dans un simulacre de pardon national… Un terrain propice pour l’auteur qui ne manquera pas de rappeler les grandes lignes (et certains détails oubliés) de l’histoire contemporaine du Chili.
Difficile de trouver un duo plus atypique que celui formé par Gabriela et Esteban. Une jeune Mapuche qui a décidé de couper les liens avec ses racines pour tenter sa chance en ville et se retrouve dans l’un des faubourgs les plus miséreux de Santiago. Un avocat issu d’une richissime famille, révolté contre son milieu et ses origines dont l’aisance lui parait injustement acquise. Deux personnages aux personnalités bien marquées et une rencontre qui ne manquera pas de faire des étincelles.
Les autres personnages ne sont pas pour autant négligés, tous sont travaillés en profondeur. Il faut dire que le contexte permet à l’auteur de puiser dans des origines diverses et variées parmi les plus contrastées, notamment entre anciens opposants/victimes du régime Pinochet et anciens chefs de file/tortionnaires de la dictature.
Fidèle à son habitude l’auteur propose une intrigue richement documentée, intense et pleine de rebondissements. Une intrigue qui carbure à l’adrénaline et ne vous laissera pas un moment de répit. Une fois que vous aurez plongé le nez dans le bouquin, vous ne le lâcherez qu’à regrets.
La plume de Caryl Férey fait mouche sans jamais faillir, acérée, avec une pointe de vitriol en option, elle n’hésite pas à taper là où ça fait mal, sans concession, aucune. Une plume engagée certes, mais pour la bonne cause, ou plutôt contre la mauvaise cause, voire la pire des causes.
El Condor pasa… et ne devrait laisser personne indifférent. L’intrigue vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher jusqu’au clap de fin, et quelle fin ! Redoutablement efficace, on en redemande, encore et encore ; même (surtout) si ce n’est pas de tout repos nerveusement parlant.
MON VERDICT


Morceaux choisis
Extermination d’opposants politiques sans jugements ni procès : le concept avait été mis au point par les militaires français en Algérie avant que Washington ne généralise la méthode en Amérique du Sud. Avec l’aide d’agents de la CIA, Pinochet et ses généraux avaient, sous le nom de Plan Condor, étendu l’opération criminelle et secrète non seulement au Chili mais dans les dictatures voisines – Uruguay, Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie –, puis ils avaient poursuivi la traque dans le monde entier.
Soixante mille morts : une hécatombe intercontinentale, silencieuse. On retrouvait des opposants réfugiés en Europe empoisonnés, suicidés, accidentés de la route ou froidement abattus lors d’attentats jamais revendiqués ou alors par des organisations fantoches.
Les militaires ayant piétiné cent fois le droit international, Pinochet avait modifié la Constitution pour graver dans le marbre les rouages du système économique et politique (une Constitution en l’état immodifiable) et s’octroyer une amnistie en se réservant un poste à vie au Sénat, où les lois se faisaient. La mort du vieux Général au début des années 2000 n’y changea rien. Manque de courage civil, complicité passive, on parlait bien de mémoire mais tout participait à tordre les faits, à commencer par les manuels scolaires où le coup d’État contre Allende était dans le meilleur des cas traité en quelques pages, voire pas du tout…
La probité du vieux Général ? Possédant une simple voiture le jour du coup d’État, il avait vécu dans un bunker doré, détournant des millions de dollars sans jamais répondre d’aucun de ses crimes, du sang jusque sur les dents.
Les lits électrifiés où on attachait les gens comme elle, les électrodes dans le vagin et le rectum qui les convulsaient de douleur, leurs hurlements de terreur sous les yeux de leurs frères ou maris qu’on forçait à regarder, les baignoires où on les étouffait, les viols, les viols collectifs, les viols par des bergers allemands, ceux qu’on jetait des hélicoptères attachés à des rails de chemin de fer pour éviter qu’ils ne remontent à la surface, le cadavre d’un enfant retrouvé trente ans plus tard avec douze balles dans le corps, les sévices qu’il fallait « interpréter dans le contexte », tous ces mensonges avalés maelstrom, tourbillon, pourriture, Allende autopsiant les enfants le cœur brisé, le même acculé au suicide dans la Moneda en flammes, Víctor Jara supplicié, quarante ans et autant d’impacts de balles dans la peau, un massacre riant pour des bourreaux qui savaient à peine lire, Catalina la petite pute rouge qui avant de devenir une rose en avait pris pour son grade : les larmes qui avaient coulé ce jour-là à la Villa Grimaldi coulaient toujours.