Je reste en compagnie des éditions Actes Sud mais je change de registre et d’époque, place au western pur jus avec L’Etrange Incident de Walter Van Tilburg Clark.
1885, Nevada. La petite ville de Bridger’s Well est depuis quelques temps la cible de voleurs de bétails, quand un jeune cow-boy est tué par des voleurs c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Aussitôt une milice se met en place, un groupe d’hommes bien décidés à faire justice eux-mêmes. En face, d’autres, moins nombreux, tentent de les convaincre que les voleurs doivent être livrés à la justice et avoir un procès équitable…
Je vous avais bien dit que je reviendrai rapidement au western, le truc c’est de réussir à trouver des titres qui sortent du lot quant on ne connait pas grand chose au genre (en littérature je précise, au cinéma je n’ai pas trop de lacune sur la question). Pour moi la solution s’est imposée d’elle même, faire confiance aux éditeurs qui m’ont fait forte impression. De prime abord j’ai pensé à Gallmeister et j’ai en effet trouvé quelques titres prometteurs. J’ai été surpris de découvrir que Actes Sud proposait aussi une collection dédiée au western, « L’Ouest, le vrai », qui reprend les classiques du genre ; de quoi alimenter quelques futures chroniques.
Si vous cherchez un western où ça pétarade à tout va, passez votre chemin. L’Etrange Incident est avant tout un western psychologique. Dès l’annonce du meurtre une chape de plomb vient plomber l’ambiance, la tension monte crescendo. Une tension entretenue par les personnages qui s’opposent, à ce titre l’auteur brosse des portraits sans concessions des différents protagonistes.
Du côté des partisans du lynchage, on trouve un leader charismatique, le Major Tetley, un ancien officier de cavalerie, déterminé et autoritaire. A ses côtés le shérif adjoint Mapes, une brute épaisse mais qui s’écrase face au major. Suivent quelques cow-boys qui crient vengeance pour l’un des leurs, le poivrot du village et d’autres aux motivations plus incertaines.
En face d’eux, malheureusement, l’opposition n’est pas de taille. Certes Davies, le commerçant, est motivé et persuadé de son bon droit, mais il n’a ni le charisme, ni la verve du major. Le pasteur Osgood ne lui sera pas d’un grand secours, nul ne l’écoute. Quant au juge Tyler, il n’est bon qu’à brasser du vent et s’écouter parler.
Par certains aspects le roman de Walter Clark m’a fait penser à Mangez-Le, Si Vous Voulez de Jean Teulé. On y retrouve le même « effet de meute » qui entraîne, sur la base d’une simple rumeur, une foule assoiffée de haine et de violence du fait d’un contexte particulier (ici les vols à répétition qui exaspèrent cow-boys et ranchers). Mais Walter Clark va beaucoup plus loin dans l’analyse psychologique des faits et des personnages.
Le roman, relativement court (272 pages), écrit à la première personne (le narrateur est Art Croft, un des cow-boys qui participe à l’excursion), est divisé en cinq chapitres, chacun représentant une étape décisive de l’intrigue. Au départ le découpage m’a paru un peu léger mais au final, une fois embarqué dans le récit, on ne peut plus le lâcher.
La présente édition est enrichie d’une postface signée Bertrand Tavernier qui apporte un éclairage nouveau sur le contexte au moment de la parution du roman ; il faut en effet savoir que le lynchage en 1940 était encore légal, il faudra attendre 1946 pour le Président Truman décide de l’abolir.
Sorti en 1940, le roman fera l’objet d’une première traduction française par Gallimard en 1947 sous le titre Le Drame D’Ox-Bow, Actes Sud nous propose aujourd’hui de le (re)découvrir dans une nouvelle traduction. L’Etrange Incident est surtout connu pour être un film réalisé par William Wellman en 1941 (il ne sera diffusé qu’en 1943), avec Henry Fonda dans le rôle de Gil Carter.
MON VERDICT

Morceau choisi :
Un échange entre Art Croft, le narrateur, et Gerald Tytley, le fils du major.
— C’est beaucoup plus que du vent, dit-il, comme si je l’avais contredit. On ne chasse pas les hommes, ajouta-t-il, comme les coyotes chassent les lapins, sans éprouver une drôle de sensation, sans se sentir soi-même un animal, le pire des animaux.
— Il y a une différence : nous avons des raisons.
— C’est la même chose, dit-il durement. Cela nous rend-il meilleurs ? Pires, dirais-je. Les coyotes, du moins, ne se donnent pas d’excuses. Nous nous imaginons vivre d’une façon supérieure, mais comme eux nous continuons à chasser en bandes comme les loups, à nous terrer tels des lapins. Tous leurs plus vilains traits.
— Il y a une différence, dis-je. C’est nous qui soumettons les loups et les lapins.
— Vous parlez de pouvoir, dit-il amèrement.
— Sur vos loups, et sur les ours aussi.
— Oh ! Nous sommes intelligents, fit-il du même ton. Nous ne les soumettons que pour exercer notre pouvoir. Oui, nous avons su leur inspirer la crainte à tous, excepté à ces pauvres choses domestiquées que l’on a privées d’âme. Nous sommes les coqs des tas de fumier, les brutes de ce monde.
— Nous n’allons pas chasser le lapin ce soir, lui rappelai-je.
— Non, mais notre propre espèce. Un loup ne le ferait pas, pas même un coyote galeux. C’est ça que nous faisons maintenant, chasser notre propre espèce. Le gibier a cessé de nous exciter.